Interview de Gilbert Sinoué, auteur de "Pionnières et héroïnes de l’Histoire du Maroc".

Gilbert Sinoué : "Les femmes ont longtemps été ignorées des historiens"

Gilbert Sinoué est romancier et scénariste. Dans cet entretien accordé à Maroc Hebdo, l’auteur revient sur les particularités de son dernier livre, “Pionnières et héroïnes de l’Histoire du Maroc”, qui explore des facettes méconnues de l’Histoire du Royaume.


Avec votre livre "Pionnières et héroïnes de l'Histoire du Maroc", vous levez le voile sur un sujet très peu documenté par l’historiographie marocaine, à savoir la facette féminine de l’Histoire du Maroc. Comment vous est venue l’idée d’un sujet aussi important qu’inexploré ?


Je pense que d’être né et d’avoir grandi dans un pays musulman, l’Égypte, m’a inspiré. Bien que de nombreux progrès eussent été accomplis, je percevais quand même le profond déséquilibre sociétal qui existait entre les femmes et les hommes, et pas à l’avantage des femmes. Je note au passage que ce déséquilibre n’était pas propre aux pays musulmans. Ailleurs dans le monde, l’égalité entre les deux sexes demeure imparfaite, sinon inexistante. Plus tard -comme je l’indique en préambule dans le livre-, une évidence m’est apparue: si les femmes ont longtemps été ignorées des historiens, la faute en incombe tout simplement aux historiographes qui étaient avant tout… des hommes.

Est-ce à dire que les femmes auraient été délibérément exclues du récit historique?


Comme je vous le disais, les historiens étaient essentiellement des hommes, et nous savons bien que l’Histoire est écrite par les vainqueurs jamais par les vaincus. Or, ce sont les hommes qui livraient bataille, qui partaient au front, qui travaillaient, tandis que leurs épouses les attendaient sagement au foyer pour s’occuper des enfants. À tort, on les a enfermées dans le rôle des vaincues. Ce qui était une aberration. Pour ce qui est du Maroc il faut quand même préciser que depuis l'intronisation de Sa Majesté Mohammed VI, les Marocaines ont gagné en indépendance et réussi à obtenir une citoyenneté à part entière.

Les réformes engagées, entre autres celle du Code de la famille, appartiennent à l’une des mesures essentielles engagée par la royauté et font du Maroc l'un des pays les plus progressistes de la région. Certes, des points noirs persistent, mais en comparaison avec d’autres pays arabes, le progrès est indiscutable. J’aimerais aussi rappeler que depuis quelques années, des auteures marocaines ont accompli un formidable travail de mémoire, je n’ai fait que leur emboîter le pas. Je pourrais citer, entre autres, Osire Glacier, qui a rédigé d’innombrables ouvrages, parmi lesquels «Des femmes politiques au Maroc: d’hier à aujourd’hui», ou «Le sexe nié: féminité, masculinité et sexualité au Maroc et à Hollywood». Il y a aussi l’historienne, Zakya Daoud, à qui on doit «Zaynab, reine de Marrakech». Personnage que je traite aussi dans mon livre. 

Aurora, Khnata bent Bakkar ou encore Zaynab al- Nafzawiyya font partie, entre autres, des Pionnières de l’histoire du Maroc, découvre-t-on dans votre essai. Quel rôle ces héroïnes ont-elles joué dans le destin du Royaume?


Notons que la plupart du temps, elles ont agi dans l’ombre. Khnata bent Bakkar, qui fut l’une des épouses de Moulay Ismaïl, a tenu un véritable rôle de ministre, et sous le règne de son fils, Moulay Abdallah, il n’est pas absurde d’affirmer qu’elle fut la première «ministre des Affaires étrangères» du Maroc. C’était une lettrée, dotée d’un grand sens politique. Le nom de Zaynab al-Nafzawiyya est indissociable de celui de Marrakech, puisque c’est elle qui détermina le lieu où la ville serait érigée. On dit même qu’elle en dessina les plans. Elle fut aussi une conseillère éclairée de son épouse, Youssef ben Tachfine. Quant à Aurora ou Sobh, son cas est plus particulier puisqu’à l’origine elle était Basque, chrétienne et esclave. Son ascension est due à un don particulier: le chant. À l’apogée du Califat omeyyade, elle a même été reine de facto de Cordoue, au moment où peu de femmes accédaient officiellement à la gestion publique.

Les données historiques concernant ces femmes pionnières sont-elles facilement disponibles?


Non, hélas. Elles sont bien rares. C’est donc la légende et le mythe qui comblent ce vide. C’est pourquoi, en l’absence de certitude, nous en sommes réduits à laisser une place importante à l’imaginaire. Au romanesque. Ce qui n’est pas plus tard.

On dira qu’il vous a donc semblé nécessaire, pour vous, en tant qu’historien, de rendre hommage à ces femmes marocaines brillantes?
Oui, car à travers elles, c’est un hommage rendu à toutes les femmes.

 



LECTURE ÉCLAIR

C’est une plongée passionnante dans l’univers des héroïnes marocaines qui ont façonné l’Histoire du Royaume. Avec «Pionnières et héroïnes de l’histoire du Maroc» (La Croisée des Chemins), Gilbert Sinoué nous emmène à la découverte de femmes marocaines pionnières, largement méconnues du grand public, lesquelles ont grandement laissé leur empreinte dans l’Histoire millénaire du Maroc, à travers des fonctions parfois insoupçonnées. Elles ont été ministre, architecte, chanteuse ou encore artiste, avec des actions très importantes dans la vie de la cité, en dépit d’une époque où les femmes étaient très peu présentes, voire absentes des champs sociaux et politiques. Malgré le peu de ressources historiques disponibles à leurs égards, l’auteur a réussi à retracer le parcours des plus importantes figures, de Khnata bent Bakkar, l’une des épouses de Moulay Ismaël à Sobh, une chanteuse remarquable en passant par Zaynab al-Nafzawiyya, conseillère de Youssef Ben Tachfine, le tout dans un style fluide et romanesque. Une invitation à explorer l’Histoire foisonnante d’un Maroc à travers l’un de ses piliers, les femmes.

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